Comment l’année 1979 a bouleversé l’histoire de l’islam
par Jean-Pierre Filiu
L’année 1979 représente un tournant majeur pour l’histoire de l’islam contemporain,
avec, bien sûr, la révolution iranienne,
mais aussi la paix israélo-égyptienne,
les attaques d’ambassades américaines,
le soulèvement de La Mecque
et l’invasion soviétique de l’Afghanistan.
Le 11 février 1979, la première révolution islamique de l’histoire triomphe en Iran du régime du Shah et de sa prétendue « quatrième armée du monde », après quelques mois d’intenses manifestations. La puissante ambassade d’Israël est occupée et, transformée en « ambassade de Palestine », elle est remise au représentant du chef de l’Organisation de libération de la Palestine, Yasser Arafat (1929-2004), à Téhéran. Dans le monde musulman, toute une génération de militants anti-impérialistes, subjugués par la victoire de l’ayatollah Khomeyni (1902-1989), passe du marxisme le plus intransigeant à l’islamisme le plus radical.
Le 26 mars, le premier ministre israélien, Menahem Begin (1913-1992) et le président égyptien, Anouar El-Sadate (1918-1981), signent, à Washington, un traité de paix âprement négocié sous l’égide du président Jimmy Carter. Israël remporte une triple victoire : symbolique, par la reconnaissance formelle et l’établissement de relations diplomatiques avec l’Egypte, le plus important pays arabe ; stratégique, avec la neutralisation de son plus formidable adversaire ; politique, avec l’éclatement du camp arabe, incapable d’une solidarité active avec la population palestinienne des territoires occupés depuis 1967.
Sadate obtient une considérable aide américaine, qui lui permet de liquider l’héritage de Nasser au profit d’une classe de « nouveaux riches », pro-occidentaux et volontiers islamisants. La restitution du Sinaï, occupé par Israël depuis 1967, est programmée en trois phases, de 1979 à 1982.
Mais l’Égypte est exclue de la Ligue arabe, dont le siège quitte Le Caire pour se transférer à Tunis. Carter, qui n’ambitionnait rien de moins que la réconciliation des « fils d’Abraham », doit se contenter d’une paix partielle, qui sanctuarise Israël, marginalise l’Égypte et conforte partout les « faucons », partisans de la manière forte.
Le 1er avril, la République islamique est proclamée en Iran, au lendemain de son approbation à 98 % par un référendum tenu sans isoloir et avec un seul bulletin de vote. De fait, chacune des composantes politiques a une interprétation différente de cette nouvelle forme de république, sans mesurer à quel point « l’imam Khomeyni » est déterminé à instaurer un pouvoir sans partage.
Le 4 novembre, les « étudiants de la ligne de l’imam » prennent d’assaut l’ambassade des Etats-Unis à Téhéran, qualifiée de « nid d’espions ». Dans une mise en scène humiliante, ils paradent leurs soixante-six otages américains les yeux bandés. Pour les « khomeynistes », la crise ainsi ouverte permet de faire taire toute dissidence intérieure. Ils imposent ainsi, le mois suivant, une Constitution qui fait de la République islamique un système théocratique (mode de gouvernement dans lequel le pouvoir est censé émaner directement de Dieu).
Le 20 novembre, premier jour du XVe siècle dans le calendrier musulman, un groupe d’insurgés millénaristes s’empare de la Grande Mosquée de La Mecque. Leur chef proclame être le Mahdi (« le bien guidé », nom que les musulmans donnent à celui qui viendra restaurer la religion et la justice), dont l’apparition est censée ouvrir le cycle de la fin des temps. Les autorités saoudiennes imposent le black-out sur ce sacrilège et de folles rumeurs se répandent sur une occupation du lieu le plus sacré de l’islam par l’armée américaine.
Ces rumeurs jettent des milliers de manifestants dans les rues d’Islamabad, au Pakistan, où l’ambassade des États-Unis est saccagée par les émeutiers, le 21 novembre. Deux Américains, dont un marine, sont tués dans l’assaut, et seule l’intervention héliportée de l’armée pakistanaise met un terme aux cinq heures de siège, parvenant à dégager les 140 agents de l’ambassade (diplomates américains et employés locaux).
Le siège de La Mecque se prolonge durant deux semaines. Les insurgés ne cèdent qu’après l’intervention de commandos français du GIGN, qui déversent des gaz incapacitants dans le sanctuaire. Le bilan officiel (127 morts dans les rangs des forces de sécurité et 117 chez les rebelles) est sans doute sous-évalué.
Jamais le royaume saoudien n’a paru aussi vulnérable. Soixante-trois rebelles sont décapités peu après, au cours d’exécutions publiques organisées dans les principales villes du pays. Vingt-deux des suppliciés sont des étrangers arabes, premier signe de l’apparition d’une internationale de la subversion extrémiste.
De son côté, l’Afghanistan est, depuis avril 1978, dirigé par le parti communiste local, le Parti démocratique du peuple afghan (PPDA), avec le soutien de Moscou. L’URSS fournit un soutien militaire important contre les différents soulèvements islamistes (notamment à Hérat), mais ses conseillers politiques doivent surtout apaiser les luttes de factions implacables au sein du PPDA. Elles s’aggravent à l’automne 1979, au point que, le 27 décembre, l’Armée rouge intervient directement pour éviter l’effondrement du régime communiste.
Les commandos soviétiques éliminent le maître de Kaboul, Hafizullah Amin, pour installer à sa place leur homme lige, Babrak Karmal (1929-1996). L’URSS prend le contrôle des grands axes du pays, alors que l’invasion des « infidèles » provoque une levée en masse du djihad insurgé, sous la conduite de commandants charismatiques, tel Massoud (1953-2001).
Les secousses de 1979 laissent des séquelles profondes dans le monde musulman. L’islam politique supplante le nationalisme anti-impérialiste comme force la plus à même de s’opposer aux États-Unis et à Israël. Mais, en Iran, la révolution islamique va, avec la guerre contre l’Irak, durcir sa dimension chiite, aggravant un conflit de nature communautaire au sein de l’islam. L’Égypte, marginalisée par la paix avec Israël, et l’Arabie, déstabilisée par le soulèvement de La Mecque, trouvent dans le djihad antisoviétique en Afghanistan une cause authentiquement « islamique », qui leur permet de faire oublier leurs compromissions avec les États-Unis.
« Rien. » C’est ce que le « signe de Dieu » (traduction littérale d’ayatollah) a répondu au journaliste français qui lui demandait : « Que ressentez-vous ? » lors de son retour triomphal à Téhéran, en février 1979. Cette absence troublante de sensibilité a permis à Ruhollah Khomeyni, né en 1902, d’aller bien au-delà de sa brillante carrière théologique, qui l’avait déjà amené au sommet de la hiérarchie cléricale, avec le titre de « grand ayatollah ».
Opposant déterminé aux options modernisatrices de Reza Chah Pahlavi (1919-1980), il est emprisonné en 1964 pour avoir condamné les privilèges extraterritoriaux accordés par le régime iranien aux milliers de conseillers américains. Brièvement exilé en Turquie, il réside ensuite, de 1965 à 1978, dans la ville sainte chiite de Nadjaf, en Irak. Sa collaboration avec l’ayatollah Bagher Sadr, chef de file de la contestation chiite à la dictature de Saddam Hussein (1937-2006), l’amène à formaliser le concept d’une théocratie placée sous le « gouvernement du juge religieux » (velayat-e faqih).
L’agitation révolutionnaire qui secoue l’Iran trouve en lui sa référence, d’autant plus idéalisée qu’elle est exilée. Saddam Hussein convainc le président Giscard d’Estaing (1926-2020) d’accueillir le très encombrant Khomeyni dans la banlieue de Paris pour quatre mois. C’est dans un avion français que l’ayatollah revient à Téhéran, acclamé par des millions de manifestants.
Le régime du Chah s’écroule peu après et Khomeyni fait approuver par référendum la constitution d’une République islamique. Ce système inédit instaure deux niveaux de pouvoir, les instances élues au suffrage universel étant en fait soumises à l’arbitrage ultime du Guide Khomeyni.
La prise d’otages à l’ambassade des États-Unis et la guerre déclenchée par Saddam Hussein en 1980 alimentent un climat de crise permanente, à la faveur duquel Khomeyni élimine successivement ses alliés libéraux, nationalistes ou communistes, avant de se retourner contre les religieux qui ne lui sont pas inféodés. Car les ayatollahs chiites sont très majoritairement opposés au principe même d’une République islamique : aucun pouvoir ne peut, selon eux, être pleinement légitime avant le retour du douzième imam, le Mahdi, « occulté » depuis un millénaire.
La répression féroce à l’intérieur de l’Iran s’accompagne d’un terrorisme spectaculaire au Liban, mais aussi en France, pour « punir » Paris de son soutien militaire à Bagdad. En 1988, Khomeyni accepte un cessez-le-feu avec l’Irak, qui ne respecte pourtant aucune de ses exigences antérieures.
Le dernier coup d’éclat de l’ayatollah est la fatwa qu’il lance contre Salman Rushdie, l’auteur des Versets sataniques. Décédé en 1989, Khomeyni fait l’objet d’un véritable culte autour du mausolée monumental qui lui fut bâti dans la banlieue sud de Téhéran.
Un Saoudien né en 1957, séduit par l’épopée du djihad, va s’installer au Pakistan et lever des fonds dans le Golfe au profit de cette cause, son prestige croissant étant à la mesure de sa générosité. Son nom est Oussama Ben Laden.
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Cet article a initialement été publié en juin 2015 dans le hors-série du Monde des religions nº 24, « Les 20 dates clés de l’islam ».
Jean-Pierre Filiu (Professeur des universités à Sciences Po)