Home » Comment la guerre en Ukraine a ébranlé l’ordre mondial

Comment la guerre en Ukraine a ébranlé l’ordre mondial

Comment la guerre en Ukraine a ébranlé l’ordre mondial

https://www.lemonde.fr/international/article/2022/03/11/ukraine-les-lignes-geopolitiques-que-la-guerre-a-deja-fait-bouger_6117130_3210.html

Sylvie Kauffmann , publié le 11 mars 2022

En deux semaines, l’onde de choc de l’invasion russe a fait bouger les lignes géopolitiques. L’Europe se réarme, Poutine plonge la Russie dans l’incertitude et de nouvelles fractures apparaissent en dehors du bloc occidental.

Mardi 8 mars, deux citoyens américains, dont un cadre de l’industrie pétrolière, étaient libérés des geôles vénézuéliennes. Ces libérations sont le signe d’une détente entre Washington et Caracas, où une délégation officielle américaine avait été reçue au palais présidentiel le week-end précédent, pour des entretiens qualifiés par Nicolas Maduro de « respectueux, cordiaux et très diplomatiques ».

Pourquoi le Venezuela ? Le régime de Maduro, que l’administration Trump a vainement tenté de renverser, est le principal allié de Moscou en Amérique latine. C’est aussi un gros producteur de pétrole, qui était raffiné aux Etats-Unis avant que le pays ne bascule dans l’anti-impérialisme chaviste et que son économie ne s’effondre. Avec la guerre en Ukraine et l’embargo sur le pétrole russe décrété, le 8 mars, par l’administration Biden, les barrières tombent. L’échiquier du marché du pétrole est à revoir, et le Venezuela l’un des pions à déplacer.

En deux semaines, le retour de la guerre en Europe a fait bouger les lignes géopolitiques jusque dans le sous-continent américain. Rien n’est encore joué sur le terrain : même si la résistance ukrainienne a réussi à freiner la progression de l’armée russe, l’issue du conflit reste incertaine. Il est aussi trop tôt pour dire jusqu’où ira l’onde de choc. Mais son retentissement est déjà comparable à celui des attentats du 11-Septembre, voire de la chute du mur de Berlin, en 1989.

Le chancelier allemand, Olaf Scholz, et le président français, Emmanuel Macron, ont chacun évoqué « la nouvelle ère » dans laquelle la Russie vient de précipiter l’Europe. Cette nouvelle ère clôt les trois décennies de l’après-guerre froide, ouverte par la chute de l’Union soviétique, en 1991. De quoi sera-t-elle faite ? L’historienne Mary Elise Sarotte, experte de la guerre froide et de l’après-guerre froide, est pessimiste : dans un texte publié par le New York Times, elle entrevoit une « période d’immense hostilité avec Moscou », d’autant plus problématique que les codes de la guerre froide ont disparu.

Les conflits au XXe siècle se sont caractérisés par le souci des « deux grands » d’éviter tout affrontement direct ; des règles et des canaux de communication encadraient ce modus vivendi. « L’absence de scrupules du président Poutine, écrit Mary Elise Sarotte, remet tout cela en cause. » La plupart des traités de contrôle des armements sont tombés en désuétude, ou ont été abandonnés, tandis que de nouvelles armes sont apparues sans faire l’objet d’aucune régulation. Reprendre de longues négociations avec un régime à Moscou capable d’agresser un pays du jour au lendemain avec une telle violence paraît très difficile.

« Back in the USSR »

Mais qui peut parier aujourd’hui que c’est avec Vladimir Poutine qu’il faudra traiter ? Son offensive vise l’Ukraine mais se retourne aussi contre la Russie. Son économie est mise à genoux par les sanctions occidentales. Le maître du Kremlin détruit deux pays d’un coup. Son ignorance de ce qu’est l’Ukraine, les erreurs de son plan d’invasion et sa sous-estimation de la réaction occidentale écornent son image de tacticien et sèment le doute sur sa capacité à s’entourer.

Sa détermination à empêcher toute contestation populaire de la guerre l’a conduit à prendre des mesures toujours plus répressives, transformant la Russie en une prison dont les élites intellectuelles cherchent désespérément à s’évader. Pour prévenir toute dissension au sommet, il a organisé un spectacle qui passera à la postérité pour un modèle d’exercice dictatorial, en réunissant son conseil de sécurité puis les oligarques, sous l’œil de millions de téléspectateurs, les 21 et 24 février. Le destin de sa garde rapprochée, ainsi rendue complice de sa décision d’envahir l’Ukraine, est désormais scellé à celui du président. Il n’y a pas d’alternative paisible envisageable au sommet de l’Etat. C’est « Back in the USSR », sans les mécanismes qui permettaient au Politburo de destituer le numéro un pour le remplacer. Vladimir Poutine avait tout organisé pour rester au pouvoir jusqu’en 2036 ; si telle est toujours son intention, cela lui promet de longues années enfermé dans son bunker.

L’ampleur sans précédent des sanctions, financières, commerciales, économiques, technologiques, de l’Occident compromet en profondeur et durablement les progrès de l’économie russe et ses capacités d’innovation. Le coût de la guerre en Ukraine, l’entretien des forces engagées vont grever son budget. Y a-t-il une issue à ce conflit qui soit favorable à M. Poutine ? S’il réussit à établir un régime croupion à Kiev, au prix de combats encore plus sanglants, l’occupation de l’Ukraine le ruinera, tandis que les sanctions occidentales continueront d’asphyxier son économie. Si l’armée russe finit par battre en retraite en ne contrôlant qu’une partie de l’Ukraine, cette défaite sera la sienne.

« Je suis curieux de voir comment il va célébrer cette année la fête du 9-Mai », commémoration traditionnellement grandiose de la victoire dans la « grande guerre patriotique » en 1945, s’est interrogé, à Paris, Andreï Gratchev, l’ancien conseiller de Mikhaïl Gorbatchev. Une Russie affaiblie sera-t-elle en mesure de maintenir son emprise sur la Biélorussie, quasiment annexée depuis que son président, Alexandre Loukachenko, a appelé à l’aide pour mater le soulèvement populaire de 2020 ? Et sur le Kazakhstan, qui a lui aussi appelé à l’aide pour mater une autre révolte, en janvier ?

Vladimir Poutine a lancé une offensive sur l’Ukraine pour l’empêcher de rejoindre ce qu’il considère comme le camp occidental, et stopper l’extension de celui-ci vers l’est. Les bouleversements qu’il a déclenchés pourraient produire l’effet inverse : réduire la sphère d’influence qu’il revendique pour la Russie. Non seulement l’Ukraine demande à adhérer à l’Union européenne (UE), mais elle est imitée par la petite Moldavie, qui observait jusqu’ici une grande prudence dans son dessein européen pour ne pas provoquer Moscou, et par la Géorgie : trois anciennes républiques soviétiques. Un gouffre d’incertitude s’est ouvert devant la Russie, qui partage encore avec les Etats-Unis 90 % de l’arsenal nucléaire mondial.

Sursaut européen

A l’Ouest, cette crise a aussi transformé l’Union européenne, mais pour le mieux. Pour provoquer le sursaut européen, réveiller « la belle endormie », il a fallu une agression armée menée à sa frontière par une puissance nucléaire, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Du jamais-vu depuis la seconde guerre mondiale.

Assoupie, l’Europe l’était, assurément. « Les vieux concepts de batailles de chars sur les terres d’Europe sont dépassés », expliquait le premier ministre britannique, Boris Johnson, à ses députés à l’automne. A partir de novembre 2021 cependant, les Etats-Unis, et le Royaume-Uni en écho, ont répété que la Russie se préparait à envahir l’Ukraine. Incrédules, ni l’UE ni les autorités ukrainiennes ne les ont pris au sérieux. Lorsqu’ils ont fini par admettre que des préparatifs étaient en cours, ils se sont convaincus que, si agression il y avait, elle serait limitée. « Ils ne s’attaqueront pas à Kiev », assurait encore un responsable ukrainien à des collègues européens, en marge de la conférence de Munich sur la sécurité, le week-end du 18 février, qui a précédé le début de la guerre.

Le réveil est aussi brutal que l’entrée des chars russes en Ukraine. Secoués, les Européens serrent les rangs avec les Etats-Unis et l’OTAN. A une vitesse inédite et avec une unité exemplaire, ils rompent avec quatorze ans de complaisance pour M. Poutine, depuis l’invasion de la Géorgie en 2008, puis l’annexion de la Crimée et l’intervention dans le Donbass en 2014. Ils décident de sanctions massives contre la Russie et sautent le pas de l’aide militaire à l’Ukraine. En quelques jours, le « soft power » cède la place au « hard power ». Un pont aérien se met en place pour livrer des tonnes d’armes, d’équipements, de blindés et de missiles antichars à l’Ukraine.

C’est en Allemagne que le virage est le plus spectaculaire. Soudain, le pays ouvre les yeux sur sa faiblesse militaire et sa dépendance énergétique à l’égard de la Russie. Le 22 février, après des mois de tergiversations, Berlin renonce enfin au gazoduc germano-russe Nord Stream 2. Le 27, le chancelier Scholz prononce un discours au Bundestag, aussitôt qualifié d’historique : les dépenses de défense seront portées à 2 % du produit intérieur brut ; un fonds de 100 milliards d’euros sera affecté à la Bundeswehr pour financer des investissements et des projets d’armement.

Les dividendes de la paix n’enrichiront plus l’Allemagne ; il faut dépenser. Deux mois à peine après le départ de la chancelière Angela Merkel, la « démerkélisation » est en marche. Jusqu’où ? Le plan, déjà précaire, de la transition énergétique allemande sera-t-il remis en cause ? Que fera l’armée allemande de ces 100 milliards d’euros ? L’examen critique de la politique russe de Berlin s’étendra-t-il à sa politique mercantiliste à l’égard de la Chine ? « On sait ce que l’Allemagne ne veut plus faire ; on ne sait pas encore ce qu’elle va faire », nuance un diplomate européen.

De multiples dynamiques secouent l’Europe. Celle de l’élargissement à l’est de l’UE est potentiellement explosive alors que, dans les Balkans occidentaux, d’autres candidats compliqués s’impatientent. Une autre est celle du poids acquis par les pays orientaux de l’Union, en particulier la Pologne, qui tient sa revanche avec l’accueil exemplaire de plus de 1 million de réfugiés ukrainiens en dix jours. Et qui voit ainsi l’occasion d’affirmer son identité européenne, malgré le conflit qui l’oppose à Bruxelles sur l’Etat de droit.

Réunis à Versailles, les 10 et 11 mars, les chefs d’Etat et de gouvernement des Vingt-Sept s’attellent à ce nouvel environnement hostile. Avec la guerre, la « souveraineté européenne » et « l’autonomie stratégique » prônées par Paris et Bruxelles prennent un sens très concret. A la différence de la guerre froide, durant laquelle les systèmes économiques étaient séparés, l’Europe dépendant aujourd’hui de la Russie pour son approvisionnement en gaz. Paradoxe : depuis le 24 février, tout en cherchant à étrangler l’économie russe, les Européens versent à Moscou 700 millions de dollars par jour pour payer leur gaz et leur pétrole. La décision, prise à Versailles, de mettre fin à cette dépendance d’ici à 2027 aura des conséquences majeures sur leurs économies. De nouvelles sanctions ont été décidées contre Moscou, mais le pas de permettre Kiev de rejoindre l’UE n’a pas été franchi.

Autre changement de cap européen, en matière de défense, le Danemark a annoncé, après l’Allemagne, une forte hausse de son budget militaire et demandera à ses citoyens par référendum, le 1er juin, s’ils veulent rejoindre la politique de sécurité de l’UE : « A époque historique, décisions historiques », a déclaré la première ministre, Mette Frederiksen. La Finlande et la Suède s’interrogent, elles, sur l’opportunité d’adhérer à l’OTAN.

L’OTAN ressuscitée

C’est encore un exploit de Poutine : il a ressuscité l’Alliance atlantique, deux ans après le diagnostic de « mort cérébrale », prononcé par M. Macron. A la conférence de Munich, le 19 février, son secrétaire général, Jens Stoltenberg, promet : « Si l’objectif du Kremlin est d’avoir moins d’OTAN sur les frontières russes, il n’obtiendra que plus d’OTAN. »

Oubliées, les divagations sur le rôle de l’organisation, en Asie ou ailleurs. Elle retrouve son cœur de métier, la défense collective de l’Europe. Sa coopération avec l’UE atteint un niveau inédit. Des milliers de soldats sont envoyés dans le cadre de la « réassurance », pour renforcer le flanc oriental de l’Alliance, dans les pays baltes, en Pologne et en Roumanie. Car là est la limite de l’OTAN, fixée par le président Joe Biden avant même le début de l’offensive russe : l’Ukraine n’est pas un Etat membre, donc l’OTAN n’y enverra pas de troupes. En revanche, l’article 5 de sa Charte, qui stipule qu’une attaque contre l’un de ses membres est une attaque contre tous, est « sacro-saint ». Ainsi, analyse Marc Pierini, du think tank Carnegie, « Moscou mène sa campagne en toute impunité militaire, puisque les puissances de l’OTAN ont clairement dit qu’elles ne mettraient pas de troupes au sol, et en toute impunité politique, puisque Moscou a le pouvoir de veto au Conseil de sécurité de l’ONU ».

Deux documents permettront de mesurer l’ampleur des transformations dans la manière dont l’Europe va concevoir sa défense : la « boussole stratégique » de l’UE, revue à la lumière de la guerre russe, qui doit être adoptée fin mars par les Etats membres ; et le « concept stratégique » de l’OTAN, à l’étude depuis deux ans, qui sera soumis au sommet de Madrid, en juin. En tout état de cause, l’invasion de l’Ukraine rend caduc l’acte fondateur OTAN-Russie de 1997, aux termes duquel l’Alliance s’engageait à ne pas stationner de troupes permanentes dans les ex-pays satellites de l’URSS.

En attendant, la Turquie, trublion de l’OTAN, tente de naviguer aussi adroitement que possible entre la Russie, avec laquelle elle veut ménager ses liens énergétiques et économiques, et l’Ukraine, à qui elle fournit des drones Bayraktar TB2 d’une redoutable efficacité. Mais plus la crise dure, plus l’exercice sera inconfortable pour le président Recep Tayyip Erdogan. Il faudra choisir.

L’erreur des Etats-Unis

La question du leadership américain, crûment posée pendant le mandat de Donald Trump, et déjà lors de celui Barack Obama, est dans toutes les têtes européennes. On y salue, certes, le niveau très étroit de concertation entre Washington et ses alliés, en contraste avec les errements du retrait d’Afghanistan et les maladresses de l’Aukus, le pacte australo-anglo-américain, en 2021. Mais on continue à s’interroger sur la stratégie américaine – sans compter les incertitudes sur la solidité de la majorité de l’administration Biden, avec les élections de mi-mandat en novembre.

Tout entiers tournés vers la Chine, les Etats-Unis se sont eux aussi trompés sur la Russie, dans laquelle ils ont vu une puissance perturbatrice, plus qu’agressive, en minimisant la portée de l’annexion de la Crimée et la dérive expansionniste de Poutine depuis 2008. Or, Joe Biden, vice-président de 2009 à 2017, a contribué à cette ligne. A tort, il a pensé avoir réglé le problème russe après une rencontre avec Vladimir Poutine, à Genève, en juillet 2021, au début de son mandat.

Contrairement à Obama, Joe Biden a été façonné par la guerre froide. Cela jouera-t-il sur sa vision de la Russie ? Reviendra-t-on à une stratégie d’endiguement face à Moscou et, si oui, comment se conjuguera-t-elle avec sa politique à l’égard de la Chine ? Y aura-t-il une « doctrine Biden » comme il y a eu une doctrine Truman, formulée en 1947, fondement de la politique américaine durant la guerre froide ? La « politique étrangère pour les classes moyennes », prônée par Joe Biden pendant sa campagne, est pulvérisée par ces questions. Washington doit aujourd’hui gérer non pas un mais deux adversaires, dans deux zones géographiques différentes.

Retour de l’arme nucléaire

D’autant que l’Occident va devoir réviser sa « grammaire stratégique », relève Elie Tenenbaum dans une note de l’IFRI. Dans cette crise, les Occidentaux ont laissé à Moscou la « maîtrise de l’escalade », « concept-clé en matière de dissuasion, qui avantage systématiquement celui qui en bénéficie ». Ainsi, explique le chercheur, la Russie s’est laissé la possibilité de monter en gamme dans l’affrontement, alors que l’OTAN a énoncé ses limites dès le début. La « gesticulation nucléaire », qui fait partie de cette « montée en gamme » de Moscou, signe le retour de cette arme dans le discours géopolitique.

Alors que, pendant la guerre froide, l’arme nucléaire était destinée à ne pas être employée, son utilisation est aujourd’hui brandie comme possible. Le 27 février, la Biélorussie a modifié sa Constitution, à l’issue d’un référendum aussi fictif que l’avait été la réélection de son président en 2020. Ce texte comporte deux modifications majeures : il n’y est plus fait mention du principe de neutralité de l’Etat biélorusse, ni de son engagement à ne pas être une puissance nucléaire. En clair, la porte ouverte à un déploiement d’armes nucléaires russes sur son territoire.

Depuis le début de l’offensive, le président russe agite la menace nucléaire. Aux premières heures, il a averti les pays qui s’y opposeraient qu’ils s’exposeraient à des conséquences « comme ils n’en ont jamais vu », puis a placé « en état d’alerte » les forces nucléaires russes, le 27 février. Les enjeux de dissuasion reviennent ainsi au premier plan, même si, souligne Olivier Schmitt, professeur au Center for War Studies de l’université du Danemark-du-Sud, « la modernisation des arsenaux et des doctrines nucléaires s’est poursuivie sans interruption depuis la fin de la guerre froide. Mais, du fait du retour de la compétition entre grandes puissances et de l’effondrement des grands accords de maîtrise des armements, la dissuasion redevient centrale comme mode de régulation des interactions stratégiques ». Et l’avertissement retentit jusqu’en Asie.

Pékin-Moscou, une amitié « sans limites »

Paria au regard du droit international, la Russie a été condamnée, le 2 mars, par le vote de 141 Etats (contre 5 voix contre et 35 abstentions) à l’Assemblée générale des Nations unies. Les Européens se sont félicités de l’abstention de la Chine, mais ces votes trahissent de profondes fractures. Si elles préfigurent le rapport de force dans le futur ordre mondial, elles sont de mauvais augure pour les Occidentaux.

L’abstention de l’Inde, avance-t-on dans les capitales européennes, s’explique par sa dépendance à la fourniture d’armements par la Russie. Mais cette raison ne saurait, à elle seule, expliquer le non-alignement de ce pays qui participe à d’autres alliances avec les Etats-Unis, le Japon ou l’Australie. A Munich et à Paris, en février, le chef de la diplomatie indienne, Subrahmanyam Jaishankar, a expliqué à quel point son pays avait intégré le « repli américain » dans sa politique étrangère et qu’il entendait suivre une ligne autonome.

La Chine, elle, se livre à un formidable numéro d’équilibriste qui ne doit tromper personne. Le sort de la relation russo-chinoise a été scellé le 4 février, lorsque Vladimir Poutine s’est rendu à Pékin pour l’ouverture des JO d’hiver. Dans une déclaration, le président Xi Jinping et son homologue russe ont célébré l’amitié « sans limites » des deux pays ; la Chine y a pris position contre l’élargissement de l’OTAN. Lors de cette rare sortie de Russie depuis 2020, le leader russe y a-t-il évoqué ses plans, quand plus de 100 000 de ses soldats étaient déjà massés à la frontière ukrainienne ? Il a en tout cas attendu la fin des Jeux, le 20 février, pour déclencher les hostilités.

Les sanctions occidentales, le découplage des économies russe et européennes et la fragmentation de la mondialisation vont logiquement favoriser un rapprochement entre la Russie et la Chine, qui va chercher à aider Moscou en l’intégrant dans le système de paiements international parallèle qu’elle essaie de mettre en place. Par ailleurs, estime Pierre Noël, expert des questions énergétiques à l’université Columbia, « à moyen terme, l’impact de la crise ukrainienne sur les marchés mondiaux du pétrole et du gaz dépendra largement de la coopération entre Russie et Chine ». Pour le gaz, dit-il, la Russie a déjà commencé à changer la destination de ses exportations : en 2025, ses exportations par gazoduc vers la Chine seront proches de ce que Moscou vend actuellement à l’Allemagne.

Ce sont donc la Chine et les autres économies émergentes d’Asie qui vont décider du degré d’isolement énergétique de la Russie.
« Leur intérêt est de limiter, autant que possible, l’augmentation mondiale des prix de l’énergie, donc d’aider la Russie à maintenir ses exportations. Les Etats-Unis feront pression sur les pays d’Asie du Sud-Est, mais l’Inde ne se laissera pas dicter sa conduite », poursuit Pierre Noël. Pour la Chine s’ajoutent d’évidentes considérations stratégiques. « Le plus probable à moyen terme n’est pas un isolement énergétique de la Russie, mais un basculement de la dépendance russe, de l’Europe vers l’Asie ».
Loin de l’Ukraine, la Chine a désormais encore plus de cartes en main.
C’est le test ultime de cette épreuve géopolitique.