Russie-Occident, vingt ans d’autoradicalisation de Poutine
Piotr Smolar
Depuis son accession au pouvoir, Vladimir Poutine a envisagé la voie du rapprochement avec Washington, avant de se convaincre de la malignité des Etats-Unis, qui œuvreraient à l’affaiblissement de son pays. En retour, le maître du Kremlin a fait le choix de la violence, du révisionnisme et du déni.
En mars 1999, un avion fait demi-tour au-dessus de l’Atlantique, au lieu d’atterrir comme prévu à Washington. A son bord se trouve un homme exaspéré : le premier ministre russe, Evgueni Primakov. Par téléphone satellite, il vient d’apprendre de la bouche du vice-président américain, Al Gore, que les Etats-Unis déclenchaient une campagne de frappes aériennes, sous étendard de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), en Serbie et au Kosovo. L’objectif – éviter des massacres contre la population albanaise de la province – importe plus que l’absence de résolution du Conseil de sécurité de l’ONU. La Russie de cette époque est très affaiblie, à l’image de la santé de son président, Boris Eltsine. L’été précédent, elle a connu un effondrement financier. Sa dette extérieure est vertigineuse. Elle ne pèse pas. Cet avion qui se détourne des côtes américaines est un coup d’éclat symbolique.
Evgueni Primakov voit plus loin. Depuis plusieurs années, il a défini une doctrine qui portera son nom en politique étrangère : elle vise à empêcher un monde unipolaire et une extension de l’OTAN, en privilégiant, notamment, un rapprochement avec la Chine. Il s’agit de relever la Russie. Académicien, orientaliste, Primakov est né à Kiev. Ancien patron des services de renseignement extérieurs, il ne conduira pas ce programme à bien. En août, après l’intermède Sergueï Stepachine, c’est le patron du FSB, les services intérieurs, qui lui succède. Vladimir Poutine est un homme maigre au teint de craie, inconnu du grand public. Un quatrième premier ministre en dix-sept mois, que personne n’imagine durable.
Une entreprise dévastatrice
Pourtant, les événements s’accélèrent. Attentats contre des immeubles civils en Russie, début de la seconde guerre de Tchétchénie… Boris Eltsine démissionne pour le Nouvel An et cède la place à Poutine. Les débuts sont plutôt constructifs. Les relations avec l’OTAN sont rétablies. En juin 2001, le président George W. Bush rencontre son homologue russe en Slovénie. Il le regarde dans le fond des yeux, et il dit y voir « son âme ». Une chance rare.
Vingt et un ans plus tard, fin février 2022, Vladimir Poutine rappelle à l’Europe ce qu’est une guerre en son sein. L’armée russe suréquipée est le bras d’une mission : il s’agit de détruire l’Ukraine comme réalité et projet, de pulvériser ses rêves d’émancipation et de renvoyer l’Amérique à ses vertiges. Face à l’énormité de l’offensive, les explications s’entrechoquent, témoignant avant tout de notre incapacité collective à trouver un sens à cette entreprise dévastatrice. Pourtant, l’histoire de ces vingt dernières années, dans les relations bilatérales entre les Etats-Unis et la Russie, est riche d’enseignements. Elle n’est pas un arrière-plan, mais le socle même sur lequel l’Ukraine est suppliciée. Elle raconte comment les incompréhensions ont nourri une amertume, puis une hostilité. Comment Vladimir Poutine, confronté à cinq présidents américains, a conduit son pays à devenir un paria du monde.
Le pouvoir russe s’est forgé plusieurs convictions, au fil de ces deux décennies. La première concerne l’hypocrisie de l’Occident, qui violerait les principes de droit qu’elle veut imposer à Moscou. La guerre au Kosovo et la mort de Kadhafi en Libye – qui aurait profondément marqué Poutine – en sont deux bornes. D’où un sentiment de trahison et un syndrome de la citadelle assiégée, alimentés par l’extension de l’OTAN et les « révolutions de couleur » dans la périphérie russe, attribuées au bras long américain. Comme si les peuples ne disposaient pas de leur propre autonomie et ne pouvaient être que le jouet de puissances extérieures. La seconde conviction est l’affaissement historique de la puissance américaine, épuisée par ses divisions internes et par ses aventures militaires au Moyen-Orient. La troisième conviction, enfin, est déduite des précédentes. Dans ce nouveau monde éclaté du XXIe siècle, l’audace proactive, la force brute, le fait accompli territorial offrent un avantage décisif, bien supérieur aux sanctions en retour, au coût de ces opérations ou à l’opprobre suscité. L’usage de la violence n’est plus seulement un moyen, mais un but en soi, l’expression d’une capacité de projection, d’une ambition.
Sur le plan intérieur, la violence sert à réprimer toute contestation et à dissuader toute coagulation des mécontentements. Il en va ainsi en Russie depuis vingt ans : la stabilité est la base du contrat social, et le chantage une garantie. Les élites gavées par la corruption et les relations privilégiées sont sommées d’être loyales, sous peine de déchéance. Sur le plan extérieur, la violence permet d’avancer sur la mappemonde, d’affaiblir l’adversaire. Ce système se nourrit de rivalités, et peu importe qu’elles soient réelles ou imaginaires. Le bien et le mal, la vérité et le mensonge, sont devenus, au fil des ans, des catégories jugées surannées, oripeaux des vulnérables, de ces démocraties libérales abhorrées. Une erreur d’appréciation énorme, au vu de la mobilisation de l’Occident depuis le début de l’offensive russe en Ukraine. Cette erreur traduit moins l’existence d’un grand dessein à Moscou, d’un fantasme géopolitique comme la reconstitution d’un empire russe ou néosoviétique, que d’un appétit croissant, insatiable, à la fois opportuniste et dogmatique, de revanche.
Tout commence par un rapprochement, qu’on croit historique.
Eté 2001. Vladimir Poutine est président depuis six mois. On apprend à le connaître. Lors d’une conférence de presse remarquée, il affirme que la Russie « ne voit pas l’OTAN comme une organisation hostile ». Poutine envisage même l’hypothèse d’une adhésion de son pays à l’Alliance, ou une participation active aux délibérations. Il ajoute cependant, dans l’éventualité où l’OTAN tournerait le dos à Moscou : « Nous continuerons à nous défier les uns des autres, même si je pense que chacun comprend à présent que la Russie ne menace personne. »
Le 25 septembre 2001, . Deux semaines ont passé depuis les attentats islamistes contre le World Trade Center et le Pentagone, aux Etats-Unis. Le président russe a été le premier dirigeant étranger à appeler George W. Bush pour manifester sa solidarité. La Russie dessine un front commun, de la Tchétchénie à Al-Qaida, contre les djihadistes. Elle joue un rôle-clé dans la constitution d’une coalition internationale. Devant les députés allemands, Poutine se prétend de son époque : « Nous ne nous sommes pas libérés de stéréotypes et de clichés issus de la guerre froide. Mais la guerre froide est terminée. »
Déni, complot, repli
A l’intérieur, la Russie durcit ses traits. La seconde guerre en Tchétchénie, commencée à l’automne 1999, est une litanie de massacres et de crimes de guerre. Grozny est rasée. Une prise d’otages à Moscou dans le Théâtre Doubrovka perpétrée par un commando islamiste tchétchène, en octobre 2002, s’achève avec l’emploi d’un gaz mortel par les forces russes. Quelque cent trente otages périssent avec les terroristes. Enfin, en octobre 2003, Mikhaïl Khodorkovski est arrêté. Le patron du groupe pétrolier Ioukos passera dix ans en prison, pour n’avoir pas compris les nouvelles règles du jeu entre le pouvoir et les oligarques, imposées par Poutine. Quelques semaines plus tard, c’est la « révolution des roses » en Géorgie. Mikheïl Saakachvili, jeune réformateur atlantiste, devient président. L’idée d’une entreprise d’encerclement et de déstabilisation occidentale s’installe au Kremlin.
La défiance contre les Etats-Unis est renforcée par la guerre d’Irak, engagée en mars 2003. George W. Bush et les néoconservateurs ont bâti cette aventure militaire, si coûteuse en vies et en fonds, si catastrophique pour les équilibres régionaux, sur la base de mensonges d’Etat. L’invention d’armes de destruction massive supposément aux mains de Saddam Hussein ne porte pas seulement atteinte à la crédibilité américaine, elle offre au Kremlin la certitude que les forts définissent leur vérité, au lieu de la respecter. Mais Poutine ne tire pas encore toutes les conséquences de cette révélation. L’heure est à la consolidation intérieure. Le pétrole et le gaz vont la faciliter.
En mars 2004, sept nouveaux pays intègrent l’OTAN (Bulgarie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Roumanie, Slovaquie, Slovénie), confirmant l’extension de l’Alliance atlantique vers l’est, cinq ans après l’adhésion de la Hongrie, de la Pologne et de la République tchèque. La vocation historique de l’organisation, assurant une sécurité collective à ses membres, se double d’une sorte de visée politique, faite de démocratisation et d’ouverture. Le Kremlin est persuadé de l’existence d’une stratégie de conquête sournoise dans sa zone d’influence. Or, dans la psyché de l’élite au pouvoir, domine encore l’idée d’un « rouski mir » – un monde russe – dont Moscou serait le centre de gravité. Dans cette vue sans frontières, les Etats issus de la décomposition de l’URSS sont jugés artificiels. Des cabanes en bois.
Les événements en Ukraine attisent cette inquiétude. En novembre 2004, la « révolution orange » précipite dans la rue une foule nombreuse, protestant contre l’élection truquée de Viktor Ianoukovitch. C’est Viktor Iouchtchenko, empoisonné quelques mois plus tôt et perçu comme hostile à l’influence russe, qui prend la tête de l’Etat. Il n’existe pas alors en Ukraine de projet nettement articulé et populaire d’ancrage à l’ouest.
A Washington, on considère encore Vladimir Poutine comme un partenaire, certes difficile mais utile dans certains dossiers. En l’accueillant à la Maison Blanche en novembre 2005, George W. Bush déclare : « Je vous apprécie beaucoup, ainsi que votre compréhension de cette guerre contre le terrorisme. Nous comprenons aussi que nous devons œuvrer à arrêter la prolifération des armes de destruction massive. » Les priorités sont claires. La Russie n’en fait pas partie, mais peut contribuer.
En octobre 2006, l’assassinat de la journaliste Anna Politkovskaïa à Moscou, puis l’empoisonnement mortel au polonium, fin novembre à Londres, de l’ancien agent russe Alexandre Litvinenko envoient un message en retour : celui d’une impunité de la violence qui s’installe en Russie, dans l’appareil répressif. Vladimir Poutine affirme que la mort de Litvinenko est utilisée comme une « provocation politique par les Européens ». La rhétorique s’aiguise. Déni, complot, repli. La volonté américaine de déployer des éléments de défense antiaérienne en Europe orientale – non dirigés contre la Russie, officiellement – est perçue par le Kremlin comme un nouveau signe de duplicité. D’autant que ses propositions d’arrangements stratégiques bilatéraux avec les Américains sont rejetées.
Fin 2007, la Russie suspend sa participation au traité sur les forces armées conventionnelles en Europe (FCE). Elle considère les paramètres du texte comme étant dépassés, trop restrictifs, hérités de la guerre froide. Lors d’une intervention à la conférence de Munich sur la sécurité, en février, Vladimir Poutine avait tenu le discours le plus critique envers Washington jamais prononcé depuis l’écroulement de l’URSS. Il dénonçait l’existence d’un « monde d’un seul maître », et son « hyper-usage de la force dans les relations internationales ».
Le tournant géorgien
Les trois premiers mois de l’année 2008 vont constituer un virage fondamental dans les relations entre les deux puissances. Le premier événement est la proclamation d’indépendance du Kosovo, rejetée par Moscou. Il faut relire attentivement les propos tenus alors par Vladimir Poutine. Celui-ci dénonce un « terrible précédent qui va faire exploser de facto le système des relations internationales, non pas pour des décennies mais des siècles ». Le président russe ajoute : « En fin de compte, c’est un bâton à deux bouts, et le deuxième reviendra pour les frapper au visage. » Message aux dirigeants occidentaux. Ces derniers mettent ça sur le compte de l’hostilité traditionnelle de la Russie à la guerre au Kosovo. Ils ont tort. Et commettent une autre erreur.
Vladimir Poutine est invité à Bucarest, début avril, pour participer au conseil OTAN-Russie, après le sommet de l’Alliance. A cette occasion, le communiqué final formule une promesse : la Géorgie et l’Ukraine sont vouées, un jour, à rejoindre l’OTAN. C’est un compromis vague aux yeux des membres, une façon de reporter la question à plus tard, sans calendrier. Pour Moscou, c’est une ligne rouge. Ne prétendant pas à un « droit de veto », Vladimir Poutine estime néanmoins que la Russie défend légitimement ses « intérêts » en Ukraine, en raison de la vaste population russophone. Rouski mir… Il parle d’un « Etat très compliqué ». Quelques semaines plus tard, il cède sa place au Kremlin à Dmitri Medvedev et devient son premier ministre. L’espoir d’une ouverture en Russie s’esquisse. Il fera long feu.
Début août, l’armée russe intervient en soutien des deux régions séparatistes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie, contre la Géorgie. Déjà, les autorités russes prétendent qu’un « génocide » est commis contre les populations de ces régions et instrumentalisent un principe validé au Conseil de sécurité, celui de la « responsabilité de protéger ». La guerre ne dure que quatre jours. A son issue, après l’intervention en urgence de Nicolas Sarkozy, alors président en exercice de l’Union européenne, comme médiateur, la Géorgie a perdu 20 % de son territoire. Malgré le mauvais état de l’armée russe et la taille très modeste de l’adversaire, cette guerre remportée change la donne sur un plan psychologique et politique. La Russie n’est pas condamnée à subir, à être sur la défensive.
L’élection de Barack Obama, aux Etats-Unis, fait croire à la possibilité d’un rapprochement. Washington émet l’idée d’un « reset », une relance des relations bilatérales. Moscou propose de discuter de sécurité dans l’espace européen. En mars 2009, la secrétaire d’Etat Hillary Clinton offre à son homologue Sergueï Lavrov un petit cadeau : un bouton rouge portant l’inscription « reset » en anglais et « peregrouzka » en russe. Formidable lapsus du traducteur. Le mot veut dire « surcharge ». Malgré cet impair protocolaire, la volonté de travailler ensemble se concrétisera par la signature du traité New Start sur la réduction des armes stratégiques, en avril 2010.
Mais les « printemps arabes » vont à nouveau faire passer un frisson à Moscou, cette année-là. Des peuples se révoltent contre des potentats, en faveur d’élections libres et de droits civiques pleins. En Syrie, la répression s’abat sur les manifestants pacifiques. En Libye, la population de Benghazi est menacée par l’armée de Kadhafi. En mars 2011, à la surprise générale, la Russie s’abstient au Conseil de sécurité de l’ONU lors d’un vote sur une résolution autorisant « toutes les mesures nécessaires » pour aider la population civile libyenne. L’OTAN va prendre les rênes d’une opération militaire.
Reddition américaine en Syrie
Pour Moscou, il s’agit d’un dépassement inacceptable de la résolution 1973. Poutine, pourtant simple premier ministre, se démarque de Medvedev et semble le critiquer en creux pour sa faible vigilance. « Tout cela me fait penser à l’appel aux croisades à l’époque du Moyen Age », dit-il, visant les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France. La mort de Kadhafi sera pour lui le symbole absolu de l’impunité occidentale, dont il dénoncera le rôle direct, en raison de l’usage de drones contre le convoi du chef libyen. Cette intervention militaire de l’OTAN en Libye fera l’objet, comme la guerre américaine en Irak, d’innombrables rappels par le dirigeant russe, au cours des années suivantes, pour dévitaliser toutes les critiques à son endroit.
En décembre 2011, de grandes manifestations ont lieu dans les villes russes contre les fraudes constatées lors des élections législatives. Le spectre des « révolutions de couleur » laisse ses empreintes dans la neige moscovite. Le pouvoir se crispe, la paranoïa s’accentue. Vladimir Poutine accuse Mme Clinton d’avoir « donné le signal » aux manifestants, en parlant de fraudes. En mars, il redevient président du pays. Avant son entrée en fonction, deux mois plus tard, la contestation s’intensifie dans les grandes villes, surtout dans la capitale. La main de l’Etat s’abat comme jamais. Le régime vire vers la répression assumée. Le lien entre la politique étrangère, pleine d’amertume et d’esprit de revanche, et la ligne intérieure autoritaire saute aux yeux. Pourtant, les Occidentaux auront longtemps le tort de les distinguer. De même que le Kremlin rejette toute critique sur les arrestations d’opposants, il dédouane et couvre Bachar Al-Assad en Syrie. La Russie n’accepte plus de normes communes. Pas question de permettre une répétition du sort réservé à Kadhafi.
Le renoncement américain à une opération en Syrie a fait l’effet d’un abandon de poste par le « gendarme du monde »
Le 20 août 2012, devant la presse, Barack Obama qualifie l’usage d’armes chimiques par le régime Assad contre sa propre population de « ligne rouge », une expression que la Maison Blanche assumera par la suite. Un an plus tard, l’usage de gaz sarin est confirmé par les services américains dans un massacre à grande échelle, près de Damas. Pourtant, à la stupéfaction générale, Barack Obama refuse de lancer une opération militaire en représailles. Il accepte l’offre russe de s’occuper du retrait des stocks d’armes chimiques du régime. Ce renoncement à une opération extérieure jugée trop risquée a fait l’effet d’une reddition américaine, d’un abandon de poste par le « gendarme du monde ». Moscou y a vu un aveu de faiblesse et une ouverture à saisir. Comme si les plateaux de la balance se rééquilibraient, enfin.
Lors de la conférence annuelle du Club Valdaï – un forum sur la place de la Russie dans le monde –, deux semaines plus tard, Vladimir Poutine évoque ses propres « lignes rouges » que sont « la souveraineté de la Russie, l’indépendance et l’intégrité territoriale ». Il affirme aussi que l’Union économique eurasienne, censée séduire les pays voisins, est une « priorité absolue ». La sphère d’influence russe doit être consolidée. Or, l’Ukraine, conduite par le président Viktor Ianoukovitch, compte signer un accord d’association avec l’Union européenne, fin novembre 2013. Moscou exerce une énorme pression sur le dirigeant, en recourant au chantage au gaz, une pratique récurrente pendant ces années. Ianoukovitch fait volte-face. Fureur de la partie pro-européenne de la société, qui sort une nouvelle fois dans la rue.
La révolution de Maïdan, la place centrale de Kiev, commence. Elle va se conclure en février 2014 par un bain de sang et la fuite du président. Parmi les diplomates qui visitent la place se trouve, notamment, Victoria Nuland, la secrétaire d’Etat adjointe américaine. Les photographes la saisissent lorsqu’elle distribue du pain aux manifestants. Une sorte de métaphore, pour Moscou, du complot américain, de sa volonté de détacher l’Ukraine de la Russie, de la convertir. Le mot n’est pas usurpé, tant la dimension culturelle et religieuse importe.
Kiev, « la mère de toutes les villes russes »
La débâcle de Ianoukovitch, pour Poutine, est une réplique, certes moins sanglante mais à sa fenêtre, de la mort de Kadhafi. Un coup illégitime, fomenté de l’extérieur. Les manifestants sont dépeints en nazis. Pas question de subir. Prenant de court l’OTAN et les Etats-Unis, la Russie s’empare facilement de la Crimée, péninsule cédée à l’Ukraine sous Khrouchtchev, peuplée majoritairement de Russes. Les Jeux olympiques de Sotchi ont pris fin. Près de 15 000 hommes sont déployés sans le revendiquer, et sans affrontements réels avec l’armée ukrainienne. Moscou vient de piétiner le droit international et ses propres engagements vis-à-vis de l’Ukraine, au regard du mémorandum de Budapest (1994) : Kiev avait alors abandonné son arsenal nucléaire en échange de garanties sur sa sécurité. Dans la foulée, un référendum est organisé, la Crimée annexée. Vladimir Poutine se réjouit de son « retour au port natal ». Une sorte d’euphorie, d’ivresse nationaliste, relayée par les médias d’Etat, s’empare de la majorité des Russes. Une affaire de fierté retrouvée.
Le président russe, lui, se montre très émotionnel dans ses remarques, au-delà de la simple rhétorique de justification. Il exprime tout son ressentiment contre l’Occident et l’Amérique. « Ils nous ont trompés encore et encore, ils ont pris des décisions dans notre dos », dit-il. Poutine cite notamment l’expansion de l’OTAN vers l’est, qu’il juge contraire aux promesses orales faites à Mikhaïl Gorbatchev, et le déploiement d’infrastructures militaires aux frontières de son pays. Il rappelle, évidemment, le Kosovo et l’épisode libyen, et remonte l’histoire, siècle après siècle, appelant Kiev « la mère de toutes les villes russes ». Celui qui dénonçait les « croisades » de l’Occident semble s’en inspirer, par effet miroir.
Après la stupeur initiale, Américains et Européens réagissent. Mais ils ont subi toute la séquence et le rouleau compresseur de la désinformation russe, et laissent s’installer dans le Donbass ukrainien un mouvement séparatiste instrumentalisé par Moscou. Les sanctions économiques décidées ne sont pas massives et paraissent trop échelonnées. Elles s’intensifient en juillet, lorsqu’un Boeing de la Malaysia Airlines est abattu par un missile tiré par les séparatistes. Joe Biden, alors vice-président, en conservera un souvenir cuisant. Ces derniers mois, toute la stratégie de son administration face à la menace russe s’est bâtie en opposition avec les choix faits sous Obama : anticipation, dénonciation publique, sanctions à portée de main.
Le 5 septembre 2014 sont signés les accords de Minsk, visant à normaliser la situation dans le Donbass. La Russie a réussi à s’imposer avec duplicité : fausse médiatrice, elle déploie les séparatistes comme un marionnettiste. L’Allemagne et la France vont s’employer à la tirer par la manche, pour la convaincre de baisser l’intensité du conflit. Il fera 14 000 morts au total. La Russie ne lâchera rien. Le Donbass est un instrument de déstabilisation à long terme de l’Ukraine, conçu pour la priver de tout espoir de normalisation. Paris et Berlin fermeront les yeux sur cette évidence, faute d’autre solution. Ils n’obtiendront pas grand-chose en échange.
Fin février 2015, l’ancien vice-premier ministre Boris Nemtsov, qui préparait un rapport sur l’implication russe dans le Donbass, est abattu à deux pas de la muraille du Kremlin. En mars, la Russie suspend ses activités dans le cadre du traité sur les forces armées conventionnelles en Europe (FCE), qui avait été signé entre les membres de l’OTAN et ceux du pacte de Varsovie, en 1990. Un nouveau pilier du contrôle des armements s’écroule. Mais l’Amérique a besoin de la Russie dans un autre dossier multilatéral, les négociations sur le nucléaire iranien. Une priorité absolue pour l’administration Obama. Le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA) est signé en juillet. Moscou apprécie cette séparation des dossiers, qui vire parfois à la schizophrénie. Les Américains mettront du temps à l’intégrer.
A la tribune des Nations unies, fin septembre 2015, Vladimir Poutine s’en prend, une nouvelle fois, à « l’exportation des révolutions ». « Au lieu du triomphe de la démocratie et du progrès, on a eu la violence, la pauvreté et le désastre social », prétend-il. Quelques jours plus tard, la Russie s’engouffre dans le vide relatif laissé par les Etats-Unis au Moyen-Orient. Elle accentue son opération de sauvetage du régime Assad en Syrie. Avec l’Iran et son sous-traitant, le Hezbollah libanais, la Russie emploie ses capacités aériennes et des bombardements indiscriminés – crimes de guerre avérés, une nouvelle fois – pour favoriser la reconquête territoriale. La lutte contre le terrorisme n’est qu’un prétexte vite oublié. Cette capacité de projection dans un conflit lointain n’est pas seulement le fait de l’armée russe, mais aussi d’un groupe privé, lié au Kremlin : les mercenaires de Wagner. Ses métastases vont se répandre dans des pays africains, par la suite. Et puis, il y a le champ cyber, où la Russie avance masquée.
En juin 2016, la campagne présidentielle bat son plein aux Etats-Unis. On apprend alors que les serveurs du Comité national démocrate ont été piratés. Les soupçons se portent sur des hackeurs russes. Le 22 juillet, trois jours avant l’ouverture de la convention démocrate qui désignera Hillary Clinton comme candidate, le site WikiLeaks publie près de 20 000 courriels internes. Ils montrent, notamment, que les cadres du parti ont voulu favoriser l’ancienne secrétaire d’Etat par rapport à Bernie Sanders. Au cours des mois suivants, qui vont conduire à la victoire de Donald Trump, la communauté du renseignement acquiert la conviction que la Russie a lancé une déstabilisation à fronts multiples pour que le milliardaire devienne président. Il reste difficile, à ce jour, de mesurer avec exactitude le rôle que Moscou a joué en faveur de Donald Trump, dont la victoire répond surtout à des ressorts sociaux et économiques intérieurs.
En raison de la suspicion permanente qui pèse sur le nouveau président dans ses rapports avec Moscou, rien de constructif ne se produit dans la relation bilatérale. Au contraire. Les listes des sanctions contre la Russie – ses personnalités et ses entreprises – s’étoffent. En février 2018, dans sa revue de posture nucléaire, l’administration américaine note que « la Russie considère les Etats-Unis et l’OTAN comme les principales menaces pour ses ambitions géopolitiques contemporaines ». Quelques semaines plus tard, à Salisbury (Grande-Bretagne), l’ancien agent double Sergueï Skripal est victime d’un empoisonnement avec un neurotoxique, le Novitchok. Le choc est puissant en Europe, le sentiment d’impunité habite les services russes. Le déni de Moscou est total, tandis que les expulsions de diplomates se multiplient, de part et d’autre.
En juillet 2018, le procureur spécial Robert Mueller accuse treize membres des services de renseignement russes (GRU) du piratage des serveurs démocrates. Quelques jours plus tard, Donald Trump et Vladimir Poutine se retrouvent à Helsinki, en tête à tête, sans témoins. Leur conférence de presse est lunaire. Le président américain lâche alors, au sujet des soupçons de ses propres services sur les ingérences russes : « Le président Poutine dit que ce n’est pas la Russie. Je ne vois aucune raison pour laquelle ce serait elle. »
En juin 2019, Vladimir Poutine accorde un entretien au Financial Times. « La pensée libérale est devenue obsolète », lance-t-il, ne boudant pas son plaisir. L’intervention militaire en Syrie est une réussite, opérationnelle et politique. L’Europe se débat avec les répliques de la crise des migrants et la montée des populismes. Les Etats-Unis sont devenus un champ de bataille. Donald Trump néglige et humilie les alliés traditionnels de Washington et apprécie la compagnie des autocrates. Poutine pense en termes civilisationnels. Il croit à une décrépitude inéluctable de l’Occident, sur le plan de l’influence et des valeurs.
Le conflit dans le Donbass ukrainien est à moitié gelé. Il peut être réchauffé, si nécessaire. La Russie estime que Kiev ne remplit pas ses engagements, dans le cadre des accords de Minsk. Le sommet à Paris au « format Normandie » réunissant Russie, Ukraine, Allemagne et France, avec le nouveau président Volodymyr Zelensky, en décembre 2019, ne donne lieu qu’à de petits gestes symboliques. Sur le fond, Moscou voit plus grand, à l’échelle de l’histoire. Or, plus le temps passe, et plus Kiev semble s’ancrer à l’ouest. Les Américains, depuis 2014, ont lancé un vaste programme d’assistance sécuritaire, au profit de ce pays. Subir, c’est faiblir. Ainsi s’énonce le mantra de la Russie poutinienne.
En août 2020, l’opposant russe Alexeï Navalny est victime d’un empoisonnement avec un agent neurotoxique de type Novitchok. Un dramatique feuilleton commence alors autour de sa santé. Il finit par être évacué vers l’Allemagne. Non seulement Moscou nie la tentative d’assassinat, mais il s’enveloppe dans des mensonges épais. Le crime et son déni provoquent une prise de conscience, à Paris et à Berlin, hélas bien tardive. Oui, le Kremlin est prêt à tout lancer, ou tout couvrir, si cela sert ses intérêts.
La victoire de Joe Biden à l’élection présidentielle américaine replace, face à Moscou, un interlocuteur démocrate classique, croyant dans les vertus du lien transatlantique. « Poutine est-il un tueur ? », demande-t-on à l’élu, à la télévision. « Oui, je le crois. » La rencontre entre les deux dirigeants à Genève, à la mi-juin, traduit néanmoins, croit-on alors, une volonté pragmatique d’avancer ensemble sur quelques sujets en commun.
Le nouvel élu à Washington ne jouit d’aucun état de grâce. L’assaut contre le Capitole par les partisans de Donald Trump, en janvier 2021, puis le retrait chaotique d’Afghanistan, en août, sont deux reflets puissants des vulnérabilités américaines. Bien reçues à Moscou, et non sans satisfaction. Ces images ont confirmé la grille de lecture géopolitique du Kremlin : la chute de l’Amérique offre des ouvertures aux puissances audacieuses. L’absence d’interactions directes entre dirigeants, en raison de la pandémie de Covid-19, solidifie les certitudes idéologiques. Face à une Amérique fracturée, affaiblie, dirigée par un président prévisible et âgé, l’appétit russe grandit, encore.
On a beaucoup prêté aux Russes une inventivité folle. Mais ce sont surtout les faiblesses européennes et américaines qui ont été criantes, marquées par un refus d’affronter de face les ambitions de Moscou. Quant à la propagande, l’usage éhonté du mensonge et de la manipulation, c’est le propre de tous les régimes autoritaires et dictatoriaux, qui se nourrissent de l’adversité réelle ou inventée pour raffermir leurs fondations. De même, on a beaucoup insisté sur l’arsenal balistique et nucléaire dont dispose la Russie, il est vrai inquiétant, à commencer par les missiles hypersoniques dernier cri. Mais l’opération en Ukraine laisse planer des doutes sur l’excellence de cette armée, sur le plan organisationnel.
Ces dernières années, c’est l’effacement de la distinction entre guerre et paix, la capacité des Russes à s’engager dans les zones grises, les interstices, qui ont longtemps déstabilisé les Occidentaux, perpétuellement sur la défensive. Ce n’est plus le cas. Le front commun des Etats-Unis et des Européens face à la guerre en Ukraine est d’une intensité, d’une vigueur sans précédent. Les sanctions qui frappent Moscou, inédites. La Russie rêvait de revanche historique. Elle est seule, isolée, menacée d’un effondrement économique. A sa tête se trouve un homme plein d’amertume et de mots acides, dont la paranoïa ne semble plus être un exercice rhétorique. Un homme de 69 ans qui avait promis à son peuple la stabilité et la renaissance et lui offre aujourd’hui une guerre injustifiable. Elle ressemble à une bombe posée sous son propre fauteuil. On ignore la longueur de la mèche.